2013 Souvenir de juillet Johanna Kupperminc BCPST2 2ème prix interlycées CPGE

Le soleil brillait haut dans le ciel quand Julia sonna à l’interphone. La porte s’ouvrit bientôt, et elle entra rapidement dans hall de l’immeuble. L’air était bien plus frais que dehors ; ce mois de juillet était étouffant.
Elle grimpa les deux volées d’escaliers et entra chez sa grand-mère. Mme. Dupin, qui s’occupait d’elle pendant la journée, l’attendait derrière la porte.
Ce n’est pas un bon jour, lui dit-elle. Elle n’a pas dit un mot.
Julia hocha la tête sans vraiment l’écouter puis pénétra dans le salon.
Ruth Stein ne tourna même pas la tête vers sa petite-fille. Elle avait le regard résolument dirigé vers l’horloge murale, comme s’il s’agissait d’une télévision et que la plus passionnante des émissions passait au rythme lent des aiguilles en plastique. Julia se racla la gorge, et Ruth cligna finalement des yeux en s’apercevant de sa présence.
Je ne t’avais pas entendue, dit-elle doucement.
Julia lui sourit et déposa un baiser sur son front.
Ce n’est pas grave. Comment vas-tu ?
Elle parlait fort et articulait consciencieusement. Comme tout le reste de l’entourage de Ruth, Julia pensait qu’elle était à la fois sourde et sénile. Ce n’était pas le cas, mais Ruth ne s’en irritait plus. A quoi bon.
Le médecin essayait de lui faire croire qu’elle perdait la mémoire. C’était d’un ridicule sans nom ; Ruth savait qu’elle avait encore toute sa tête. Ce n’était pas parce qu’elle avait oublié les prénoms de presque toutes ses connaissances qu’elle était devenue une amnésique incapable. Elle se souvenait encore de tout ; des rires de ses enfants, de leur éducation ; des crises de nerf de son fils quand il n’avait pas son biberon ; des après-midis avec Julia quand Ruth la gardait, il y avait à peine quelques années… Les secondes, les jours, les mois s’égrainaient, sa mémoire se dissipait, mais Ruth se souvenait toujours de l’essentiel.
Elle n’avait jamais oublié cette matinée de juillet.
Mamie ?
Ruth sursauta et quitta l’horloge du regard. Julia l’observait d’un air peiné, mais une fois de plus, Ruth ne s’en formalisa pas. Julia tourna à son tour les yeux vers l’horloge.
Elle est en retard, constata-t-elle. Il faudra la faire remonter.
C’est inutile, répondit-elle d’un ton absent. Cela fait trop longtemps qu’elle est cassée…
Longtemps ? La semaine dernière, elle était encore à l’heure…
Ah, cette horloge ? Oui, bien sûr.
Julia était perplexe. Il n’y avait qu’une seule horloge dans la maison de Ruth, et elle avait toujours été là, aussi loin qu’elle s’en souvienne. C’était une horloge banale, mais pour une raison bien particulière, elle captait parfois toute l’attention de Ruth. Ses aiguilles fatiguées continuaient leur course saccadée, chaque petit mouvement rappelant à Ruth un souvenir. Les prénoms étaient partis mais le reste, ce qui comptait vraiment, était toujours là.
Et puis, pendant quelques instants, l’aiguille des secondes se figea. Le cadran indiquait cinq heures quarante-sept.
Tous les livres d’histoire avaient retenu la date précise, mais pas elle. Cela ne changeait rien à ses souvenirs. L’horloge était tombée et s’était fracassée contre le plancher. Des débris de verre avaient volé partout, mais Ruth avait déjà si mal qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait marché dessus en sortant.
La pièce était plongée dans le silence. Julia était gênée ; elle essayait de trouver un nouveau sujet de conversation, mais sa grand-mère ne semblait pas vouloir l’y aider. Ruth avait déjà oublié l’horloge aux aiguilles retardées. Elle n’était plus là. Elle était en juillet 1942. Elle revivait la matinée de tous ses cauchemars.
Hum… On n’a plus cours, en ce moment, dit Julia, essayant de lancer la conversation. Mais je vois toujours mes amis en-dehors de l’école. J’ai bâti des amitiés bien plus solides au lycée qu’au collège. Je n’y aurais pas cru !
Tu m’en diras tant, marmonna Ruth.
Charlotte Lebon. C’était le seul nom dont elle se souvenait. Mais une fois encore, c’était celui qui était le plus important. Le nom qui l’avait sauvée. Le nom auquel elle devait sa vie. Le nom de sa meilleure amie. Elles avaient douze ans et rien n’était plus précieux que ce lien qu’elles partageaient.
La veille au soir, Charlotte s’était échappée de chez elle et avait grimpé un étage pour entrer dans l’appartement de Ruth. Charlotte, c’était la plus courageuse, celle qui savait toujours comment rassurer Ruth ; celle qui aurait eu la force, contrairement à Ruth, de porter l’étoile jaune. C’était la seule à oser rendre visite à l’autre à l’heure où elles auraient dû dormir à poings fermés. Dans la chambre de Ruth, elles avaient chuchoté toute la nuit. La fenêtre était ouverte sur la cour, parce qu’il faisait si chaud… Ruth s’en souvenait très bien.
Tu as encore des amis, Mamie ?
Ruth détourna une fois de l’horloge. Quand avait-elle cessé d’écouter Julia ?
Tu sais, à mon âge… Ils sont plus nombreux de l’autre côté qu’ici.
La vie avait continué pour Ruth. Elle avait rencontré son époux. Elle avait eu des enfants. Et les souvenirs de la guerre avaient sombré comme des épaves au fond de sa mémoire. Mais, au crépuscule de sa vie, ils émergeaient à nouveau. Le temps n’avait rien effacé des sensations de l’époque ; elles étaient toutes là, intactes, aussi atroces qu’au premier jour, aussi coupantes que les bouts de verre brisé sur ses pieds dénudés.
Le soleil se levait à peine quand des bruits de pas saccadés retentirent contre les pavés de la cour. Charlotte et Ruth se réveillèrent en sursaut mais ne prononcèrent pas le moindre mot. Le son des bottes contre la pierre était remonté jusqu’à sa chambre, à travers la fenêtre ouverte. Un bébé se mit à pleurer au rez-de-chaussée et le sang de Ruth se glaça.
Dans le silence étouffant du matin ensoleillé, les deux filles ne respiraient presque plus. Immobiles, et sans oser regarder par la fenêtre pour comprendre l’origine du bruit, elles fixaient l’horloge de la chambre de Ruth. Le tic-tac et les bruits de pas sonnaient de plus en plus fort. Les cris affolés étaient de plus en plus proches. Un mal se propageait dans l’immeuble, d’étage en étage. Les deux filles, au dernier, attendaient sans bouger. Pour la première fois, Charlotte semblait avoir peur.
Il faudra que je te présente mon amie Lydia, un jour, dit Julia, et Ruth ne savait pas si elle avait manqué un morceau complet de son monologue ou bien si elle reprenait tout juste la parole. Elle est formidable. Et très courageuse.
Du courage, c’est vrai que ça ne manque pas à votre génération, répondit Ruth.
Julia ne releva pas la profonde ironie derrière les mots de sa grand-mère. Elle-même ne faisait plus vraiment attention à ce qu’elle disait. Le bourdonnement de la voix de Julia reprit, mais ce n’était plus important. Ce qui était important, c’étaient le son des bottes toujours plus fort contre les marches des escaliers. Les deux filles étaient paralysées.
Il ne restait plus qu’un étage avant celui de Ruth.
Cache-toi.
Charlotte l’avait murmuré si bas que personne d’autre que Ruth, debout juste à côté d’elle, n’aurait pu l’entendre. Sans faire un bruit, Ruth se glissa sous son lit et Charlotte fit retomber les pans de la couverture devant son visage. Elle s’assit alors sur le lit, au-dessus de Ruth.
Ruth ne respirait plus ; elle avait l’impression que son cœur était coincé dans sa gorge. Elle aurait pu croire que le temps s’était arrêté, si les cliquetis de l’horloge n’avaient pas été aussi puissants. Chaque seconde tonnait comme un coup de feu. Le sang battait si fort à ses tempes qu’elle en avait mal à la tête.
Elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir dans un craquement sec et une voix d’homme retentit dans toute la maison. Des bruits de bottes résonnèrent jusqu’à elle et firent trembler le plancher contre lequel elle était allongée. Sous la couverture, elle voyait la pointe des pieds de Charlotte. Celle-ci était tendue comme un arc, mais ne bougeait pas.
Ruth entendit son père, puis il y eut des coups et sa mère hurla. Elle ferma les yeux, très fort, jusqu’à ce que des étoiles dansent sous ses paupières. L’atmosphère de précipitation était suffocante et s’infiltrait à présent dans ses poumons ; elle avait l’impression d’être en train de se noyer, elle n’arrivait plus à respirer.
L’horloge tira une dernière seconde comme un boulet de canon, et la porte de la chambre s’ouvrit à la volée, tapant si fort contre le mur qu’elle sortit en partie de ses gonds et que l’horloge tomba par terre dans un grand fracas de verre. Le temps s’était arrêté. Charlotte hurlait, hurlait, hurlait, et la voix haineuse du policier criait encore plus fort. Ruth se mordit les lèvres jusqu’au sang pour ne pas crier à son tour. Elle avait mal partout, et surtout dans son cœur, mais elle ne pouvait pas bouger. Elle ne pouvait plus bouger. Le temps s’était arrêté.
Les hurlements de Charlotte s’éloignèrent, ainsi que ceux de sa mère. Les bruits de pas disparurent dans l’escalier. Le martèlement des bottes contre les dalles de pierre s’évanouit avec le vrombissement des voitures qui emportaient Charlotte et ses parents. Une rumeur sourde et inquiète parcourait à présent la ville à peine réveillée, mais Ruth, terrée sous le lit, n’entendait pas. Elle n’entendait plus que les cris de Charlotte, résonnant à l’infini à l’intérieur de son crâne. Des cris qui auraient pu, auraient dû être les siens.

Elle avait douze ans. Elle s’est sacrifiée et elle le savait.
Quoi ? marmonna Julia, déboussolée.
Mais je n’ai pas oublié. Je n’ai jamais oublié ce que je devais à Charlotte.
Elle cessa de parler et regarda l’horloge arrêtée sur le mur, les aiguilles désespérément fixes, les aiguilles qui ne bougeraient plus, comme ce matin ensoleillé dans sa mémoire. Elle détourna la tête et observa la fenêtre, le soleil qui brillait derrière, si fort. Il n’y avait plus de cliquetis d’horloge. Les policiers étaient partis. La Rafle était finie.
Mais Ruth ne s’en était jamais vraiment sortie.

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