Alban le Flamboyant Louis CELOT 1er prix Henri IV 2010

ALBAN LE FLAMBOYANT

« Soyez complaisant à vous-même, les autres
 complaisants vous aimeront ; déchirez votre
 voisin, les autres voisins riront. Mais si vous
 battez votre âme, toutes les âmes crieront. »
Jean-Paul Sartre


   Le bourdon de Notre-Dame, qui vient d’être refondu, peuple de ses chants cette chaude et nonchalante fin d’après-midi, répondant aux cloches de Saint-Etienne-du-Mont ; son timbre rajeuni est de nouveau le même qu’il y a quarante ans, et les souvenirs un peu mélancoliques d’un ancien élève ressurgissent : ce bruit usé lui apporte la douce illusion d’un âge d’or disparu. Exalté comme l’enfant qui reçoit un baiser de la jolie blonde aux lèvres trop rouges, découvrant la volupté grisante du secret partagé, je laisse tous les volets de l’appartement clos, et tire les rideaux du salon. Après une longue journée dont l’habitude ennuie, profitant du répit laissé par l’amante fatiguée, j’allume seule une petite lampe de chevet : la pièce troublée prend l’aspect envoûtant d’un tableau hollandais.

   La mise en scène me réjouit.

   Je sors alors les précieux feuillets ; je les froisse furieusement, m’enivrant dans les effluves amers de ma jeunesse perdue ; puis je commence à lire :

   « Ceci est mon testament.
Paris, le 31 août 1967


   Moi, Alban de Baudarmé, ex-futur prince des poètes, lègue par ce testament à qui le trouvera tout ce que je possède : mon histoire. Mon vrai nom importe peu ; celui-là au contraire est le résumé même de ma vie. 

   Je nais dans une famille de bourgeois éclairés. Comme tous les nouveau-nés, je crie. Mais la douleur de la vie naissante passe. Ma mère m’aime autant que mon père, et ils vont m’aimer toujours. Jamais ils ne me donneront une éducation trop stricte, qui pourrait éveiller en moi un désir de révolte. Ils ont trop lu Rousseau. Mon destin de fils de bonne famille est déjà tracé. Je suis le fruit pourri d’une époque glorieuse.

   Indolence de l’enfance. Rien n’entrave mes désirs, et cela me désole. Seul, enfoncé dans un des opulents chesterfields du salon familial, avec les Fleurs du Mal, ouvert bien en évidence à la page des pièces condamnées, je mûris d’obscurs fantasmes sur la vie contraignante du XIXème siècle, et rêve du sermon maternel qui ne vient jamais. J’ignore tout de la vie, et pourtant une désagréable impression m’enveloppe : une sorte de vide brumeux et visqueux, inhérent à tous les êtres qui gravitent autour de moi. Mais «  je est un autre », et déjà je le pressens : je serai poète. 

   Vient l’âge où l’on doit vivre une vie de bohème. Je suis un jeune homme romantique : je m’efforce de prendre un air mélancolique, d’être toujours pensif - comme tout vrai poète – pendant mes promenades languissantes, entre le Panthéon et Saint-Germain-des-Prés. Je m’imagine souvent comme le Voyageur de Caspar Friedrich, épris d’absolu devant un paysage grandiose, et quand je m’assois dans une allée du Luxembourg, je prends la pose langoureuse de L’Artiste dans son atelier de Géricault. Je parade sur le boulevard Saint-Germain, dandy échevelé, lion ébouriffé à l’allure nonchalante, qui contraste avec celle, pressée et inepte, des passants ordinaires ; ma main droite glissée dans une veste noire à coupe large, je porte une élégante chemise blanche à manches bouffantes dont la recherche évidente n’est pas sans effet. Le regard est vague, fixé sur un point que les simples mortels ne peuvent espérer apercevoir. Autour de moi – j’en ai la certitude –, tous disent : « c’est un poète ».

   Je choisis mes amis parmi les gens d’éclat. Les communs m’indiffèrent ; seuls d’élégants éphèbes peuvent espérer m’approcher. Leur grâce naturelle travestit un manque de conversation certain, mais ce cénacle imaginaire me flatte d’un doux parfum d’apparence légitime.
Mes amours rayonnantes sont toutes infidèles. Cette formule magique - « je suis poète » - détient un pouvoir d’attraction fascinant, dont j’use sans réserve. J’accumule les muses en dilettante habile, sans qu’il me fût besoin de leur offrir un vers. Après tout, la poésie ne s’exhale-t-elle pas par chacun de mes pores ?

Le soir, depuis le balcon de ma chambre, je contemple les couchers de soleil romantiques qui subliment le Panthéon. Récitant quelques vers avec émoi, je sens mon âme éclore un peu plus largement à chaque fois, abandonnant progressivement son enveloppe vulgaire ; irradiée de lumière et d’alexandrins, ses mues répétées laissent peu à peu transparaître sa vraie nature : celle de l’âme d’un poète.

   Puis la nuit tombe et je pense à la mort. Le vrai poète laisse toujours une figure aussi sublime que ses vers. Quand le « compte de mes ans » aura dépassé le demi-siècle fatidique, j’arborerai fièrement une « barbe d'argent comme un ruisseau d'avril ». Déjà, je cherche la pose dont l’image conservera pour l’éternité mon auguste visage et mon regard lucide. J’imagine ma dépouille encore chaude, recouverte de pourpre fumante, suivie par d’immenses cortèges larmoyants, offerte à « la patrie reconnaissante » ; et le Malraux de ce temps dira, d’une voix que l’émotion trop forte aura rendu tremblante : « Entre ici, Roi des poètes ! toi qui nous laisses tant de vers immortels ! ».
  
   Mais le temps a coulé. Le jeune homme romantique a passé son chemin. Je veux être un poète maudit. Je me serais bien plu à être un inverti, mais rien n’y fait ; je suis impuissant face à ma psyché. Alors dans la rue, mon regard est terrible et sinistre comme celui de  « - mon semblable, - mon frère ! », et j’inhale tout son spleen. Je porte de longues redingotes noires aux cols relevés. Devant moi,  les passants passent leur chemin avec effroi ; dans ma chambre, la fumée du haschisch me procure des intuitions mystiques ; l’absinthe me brûle la gorge, mais y renoncer serait comme renier un de ceux de mon ordre. Adulé par les hommes, je refuse le Nobel dans un geste sublime. Et puis le Panthéon ne m’intéresse plus. J’irai avec Lui au cimetière du Montparnasse, et je ferai graver sur ma tombe les deux derniers quatrains du Voyage.

   Cependant ce jour funèbre m’apporte enfin la vérité. Assis à ma table de travail, persuadé d’être un grand poète, je m’efforce d’écrire. Mais la page reste blanche, désespérément blanche ; et l’inanité de mon être apparaît enfin dans toute sa splendeur. Alors je décide de pénétrer mon âme, et mes dix-sept premières années défilent. Plus je comprends, plus l’évidence absurde de mon erreur me passionne, et la quête des souvenirs devient une morbide autoflagellation que rien ne saurait arrêter. J’ai voulu être tous les poètes, mais je n’en suis pas un ; et surtout, j’ai épuisé mon temps à paraître ; jamais un vers n’est sorti de ma plume. Je ne suis même plus. Je voulais être « le flamboyant », mais caché derrière un masque brillant, je n’ai été qu’un esprit blême : un mensonge. J’aspirais à devenir le symbole de la Poésie ; je suis celui du Blanc. 

Alban de Baudarmé (1950-1967) »


   Après avoir soigneusement rangé les feuillets dans leur boîte, j’ouvre les rideaux et les volets de ma chambre. Le soleil m’offre son trépas sublime, et, penché sur la ville constellée de vivantes étoiles, je sens une larme naître au fond de mes yeux. Mes cinquante ans ont passé ; je suis rasé de près.

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